27 Mars 2020
« Mon principal concurrent c’est le sommeil ». Le co-fondateur de Netflix, Reed Hastings ne croyait pas si bien dire. Avec le fameux écran-titre « Prochain épisode dans 3...2...1... », la plateforme s’est placée comme le meilleur ennemi de votre sommeil. Ajoutez à cela des séries toujours plus adeptes des cliffhangers (fin ouverte, pleine de suspense), et le fait que Netflix fut le premier producteur de série à sortir ses saisons entières en une seule fois (et non par cycle d’un ou 2 épisodes par semaine), et vous obtenez une sérieuse invitation à un visionnage ininterrompu, communément appelé binge-watching. Ce mode de consommation des différents programmes de la plateforme pousse à une certaine pression sociale : finir la série le plus vite possible pour éviter de se faire spoiler (divulgâcher), et pour ensuite pouvoir en parler avec son entourage.
Qui sont les premiers concernés par cette forme de visionnage relativement récente, mais rapidement devenu la norme, en particulier pour les séries ?
La boulimie d’images : une expérience à double tranchant
Le fait de pouvoir regarder sa série préférée sans restriction et sans avoir à bouger le petit doigt (si ce n’est pour lancer le premier épisode), est jugé par plusieurs personnes du métier (réalisateurs, acteurs, critiques...) comme une forme d’insulte aux créations audiovisuelles. Le réalisateur Christopher Nolan (Inception, Le Prestige, Interstellar...) avait, l’année dernière, accusé la plateforme de ruiner l’expérience cinématographique. Selon lui, ce processus irait à l’encontre d’une vision plus élitiste qui voudrait que l’objet audiovisuel soit savouré, analysé, qu’il se mérite.
Mais alors, d’où vient cette habitude de consommation relativement récente ? L’utilisation du terme binge-watching remonterait aux années 90. À l’époque, le terme était surtout utilisé par des cercles restreints de fans de séries qui se retrouvaient pour des marathons télévisés. L’expression est réellement entrée dans le langage courant en 2013, l’année où Netflix a commencé à sortir les saisons de ses séries en une seule fois. On considère généralement que l’utilisation du terme est judicieuse à partir de 3 épisodes regardés à la suite, ce qui équivaut à peu près à 3h de visionnage sans interruption. Bien sûr, cela représente un minimum souvent largement dépassé. En effet, Selon une étude Deloitte parue en 2018, 87 % des Américains âgés de 14 à 33 ans déclarent binge-watcher, avec en moyenne 6 épisodes regardés à la suite !
Un tel usage comporte indubitablement des risques. Une étude menée par 2 doctorants de l’Université de Toledo dans l’Ohio révèle une corrélation entre le binge-watching et une éventuelle augmentation de l’anxiété, du stress et de la dépression. Il s’agit en somme des mêmes risques encourus par une utilisation d’écrans trop longue et non raisonnée, à la seule différence que le binge-watching contraint la personne à rester dans un unique univers : celui de la série qu’elle regarde.
Qui sont les premiers adeptes de cette pratique ?
Les premières cibles de la stratégie de Netflix sont sans grande surprise les jeunes. En 2017, Netflix publiait les chiffres des séries les plus binge-watchées sur sa plateforme (The shows we devoured in 2017), avant de se faire rattraper par différentes associations luttant contre les addictions aux écrans, accusant la plateforme d’encourager ces pratiques en publiant de telles statistiques. Ce fut la première et dernière fois que Netflix publia ce genre de chiffres. Il en ressortait alors que les 2 séries les plus binge-watchées de la plateforme étaient 13 Reasons Why et Riverdale, 2 séries qui font partie des productions majeures de la plateforme avec un public d’adolescents.
À contrario, on constate que les séries les plus regardées en famille sur Netflix en 2017 (The shows that brought us together in 2017), donc moins propices au binge-watching, sont des séries spécialement conçues pour un public familial (Stranger Things, Les Désastreuses Aventures des Orphelins Baudelaire, Star Trek Discovery).
Cette mécanique bien huilée nous amène à nous questionner sur les intentions de la plateforme : encourager un public jeune (14-25 ans) à visionner de manière non-régulée des programmes spécialement pensés pour eux et conçus pour donner envie de ré-enchaîner sur un nouvel épisode à la fin d’un autre.
Un tableau à nuancer
Bien évidemment, prêter des intentions machiavéliques à Netflix est un peu facile, le principe même du visionnage non-linéaire de programmes audiovisuels implique des déviances dans les usages de consommation. Sur plusieurs entretiens qualitatifs réalisés par Les Échos en 2018 avec des consommateurs de programmes de services de streaming âgés de 18 à 25 ans, il apparaît que le binge-watching, bien que bien implanté, ne fait pas office de domination nécessaire des pratiques de visionnage. Il serait même critiqué par ses propres adeptes. Plusieurs interviewés parlent de sentiment de culpabilité après être resté plusieurs heures à regarder une série, d’autres évoquent un certain regret du rôle structurant de la télévision ou du cinéma, une certaine nostalgie du « rendez-vous télé ». D’autres, enfin, font part de la corrélation entre binge-watching et perte de liens sociaux liés aux séries. En effet, le binge-watching étant souvent une activité solitaire, on constate une perte des moments de partage autour des séries télévisées qui sont pourtant un objet indubitablement social. Beaucoup d’interrogés ont ainsi déclaré s’être détournés des services de streaming comme Netflix au profit de visionnages plus rares (séances de cinéma, rendez-vous de visionnage de films/série avec ses proches...) mais plus réfléchis, seuls ou en groupe.
Par conséquent, malgré le succès de la pratique du binge-watching chez les jeunes, qui a bien été intégrée et amplifiée par Netflix ces dernières années, la durabilité de ce modèle peut être questionnée. Le public ciblé en distingue déjà les limites et cherche à revenir à des expériences audiovisuelles plus linéaires.